Pourquoi est-il si difficile de réduire les captures accidentelles de dauphins ?

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Interview croisée entre Clara Ulrich, directrice scientifique adjointe, et Emilie Leblond, coordinatrice du Système d’informations halieutiques.

Depuis 2016, on observe que de plus en plus de dauphins communs s’échouent sur la côte Atlantique française, souvent après avoir été capturés accidentellement par des pêcheurs. Entre 700 et 1100 dauphins échoués par an ont été recensés entre 2016 et 2021, contre moins de 500 avant 2016.

Plusieurs ONG se sont emparées du sujet pour informer les citoyens et réclamer des mesures pour enrayer ce phénomène. D’après les estimations disponibles, ces échouages correspondraient à la capture d’entre 4.000 et 10.000 dauphins communs chaque année depuis 2016. Pour vous donner un ordre d’idée, cela représente entre 0,6% et 2% de la population estimée – ce qui est suffisant pour représenter un risque pour la pérennité de cette espèce protégée. L’Union européenne a mis en demeure la France et l’Espagne de prendre des mesures visant à diminuer les captures accidentelles.

Face à ce constat, l’Ifremer travaille notamment avec les équipes spécialisées de l’Observatoire Pelagis (CNRS/La Rochelle Université) pour mieux comprendre la situation et réfléchir aux solutions possibles.

Pourquoi le problème des captures accidentelles de dauphins est-il si complexe à régler ?

Clara Ulrich : La difficulté politique est que les mesures les plus efficaces pour les dauphins sont également les plus drastiques pour les pêcheurs, ce qui les rendent difficilement acceptables…  L’enjeu est alors d’essayer de trouver d’autres solutions prenant en compte à la fois les besoins des hommes et la protection de la nature… Mais pour mieux résoudre un problème il faut aussi mieux le comprendre. Le rôle des scientifiques est ici d’améliorer la compréhension fine de ce qui se passe en mer. Le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM) estime le nombre de dauphins à plus de 600 000 individus sur l’Atlantique Nord Est, sur une zone qui va au moins du sud du Portugal à la Norvège. Mais est-ce qu’ils passent tous dans le golfe de Gascogne ? Est-ce que certaines populations y résident plus ? Est-ce qu’ils se rapprochent davantage des côtes ?

Nous cherchons aussi à mieux comprendre pourquoi les dauphins se trouvent sur les zones de pêche à certaines saisons. On sait déjà que l’environnement du golfe de Gascogne change avec notamment les premiers effets du dérèglement climatique. La température de l’eau augmente et la nature du plancton évolue, ainsi que les anchois et autres petits poissons dont raffolent les prédateurs supérieurs comme le merlu, le bar… ou le dauphin. On peut donc facilement imaginer que le comportement des dauphins change aussi.

Emilie Leblond : On sait que les captures accidentelles ont augmenté ces dernières années, et pourtant nos suivis ne montrent pas d’évolution notoire de l’activité de pêche qui pourrait expliquer cela. On compte dans le golfe de Gascogne une trentaine de paires de bateaux pêchant au chalut pélagique, et de l’ordre de 400 navires pêchant au filet en hiver. Ces chiffres sont stables. Mais les déclarations de captures accidentelles faites par les pêcheurs, français et étrangers, sont à ce stade incomplètes et ne permettent pas des estimations suffisamment fiables et détaillées pour en comprendre l’origine et l’évolution.

Quelles sont les solutions ?

Clara Ulrich : Pour diminuer les captures accidentelles, il faut logiquement soit réduire la probabilité que le dauphin et l’engin de pêche soient au même endroit au même moment, soit trouver un moyen d’éviter que le dauphin ne soit attrapé par l’engin de pêche quand tous deux se retrouvent dans la même zone. 

La première option implique des restrictions de l’activité de pêche, avec des réductions d’effort ou des fermetures de zones. Mais l’enjeu politique est de ne pas fermer la pêche de manière disproportionnée, alors les scenarios de travail évaluent les possibilités de pouvoir cibler des zones et des périodes de l’année pour chercher des compromis entre protection des cétacés et impact sur l’activité de pêche.

La deuxième solution pour les dauphins consiste à essayer de limiter leur capture par les engins de pêche, en travaillant sur des répulsifs, des dispositifs d’alerte ou encore des engins intelligents.

Emilie Leblond : Pour mieux comprendre les interactions entre dauphins et engins de pêche, il faut commencer par renforcer le dispositif d’observations Obsmer à bord des navires de pêche. C’est ce qui a été fait depuis 3 hivers, avec 30 observateurs en plus. Près de 600 jours d’observation supplémentaires en mer ont été menés sur la dernière période hivernale, ce qui représente un effort d’observation augmenté de 20%. Cependant, même en augmentant leur fréquence, les embarquements d’observateurs restent ponctuels et ne permettent pas toujours d’observer les captures accidentelles, qui demeurent un évènement aléatoire. Donc en parallèle, un système pilote d’observation électronique par caméras est actuellement expérimenté : les caméras filment en permanence la remontée des filets de pêche, et devraient ainsi permettre de mieux comprendre à quel moment et dans quelles circonstances les captures accidentelles se produisent ou ne se produisent pas. 5 fileyeurs sont ainsi déjà équipés, avec un objectif de 20 bateaux d’ici fin 2021. Cela complètera les données des observateurs et les déclarations des pêcheurs professionnels, rendues obligatoires depuis 2019.

Clara, vous évoquiez tout à l’heure les répulsifs. Pouvez-vous nous parler des pingers ? Pourquoi sont-ils si controversés ? Est-ce la meilleure solution ?

Clara Ulrich : Les pingers sont des émetteurs acoustiques, fixés sur les chaluts pélagiques, qui permettent d’écarter les dauphins de l’entrée de l’engin, avec une efficacité estimée actuellement autour de 65%. Ils ont une portée de quelques centaines de mètres seulement, et on pense qu’ils ont donc un impact sonore relativement limité. Mais ils ne permettent pas de résoudre complètement le problème, car s’ils sont bien adaptés pour les chaluts, il n’est pas simple d’équiper de tels pingers les milliers de kilomètres de filets déployés dans le golfe de Gascogne. Au-delà de la difficulté technique, cela pose aussi question sur l’impact sonore que cela représenterait pour l’écosystème marin.

Mais est-ce vraiment efficace d’éloigner les dauphins de leurs zones d’habitat ? Ne risquent-ils pas de revenir inlassablement, pour se nourrir ou simplement par habitude ?

Emilie Leblond : L’objectif n’est pas de les éloigner de leur zone d’habitat, mais surtout d’éviter qu’ils ne se prennent dans les engins de pêche ! D’autres solutions techniques sont d’ailleurs à l’étude, plus adaptées au filet, un type d’engin de pêche dit « passif » contrairement au chalut qui est en mouvement, comme par exemple faire en sorte que les filets soient plus visibles pour les dauphins grâce à des réflecteurs acoustiques. Des travaux sont également menés sur des répulsifs « intelligents », qui se déclencheraient uniquement en présence des dauphins, pour limiter l’accoutumance potentielle des dauphins.

Clara Ulrich : Ces répulsifs améliorent la sélectivité des engins, c’est certain. Mais tant que nous ne connaissons pas mieux la population de dauphins et ses modes d’interactions avec les engins de pêche, nous ne pouvons pas dire si c’est la meilleure solution. C’est pour cela que nous renforçons nos observations et nos travaux de recherche, pour avoir une compréhension globale du problème à l’échelle de l’écosystème, et mieux évaluer les risques et bénéfices de différentes options de gestion. En tant que scientifiques, notre rôle est d’apporter des connaissances solides aux pouvoirs publics, aux professionnels et aux associations impliquées dans cette question.