Comment la science évalue-t-elle les impacts de la pêche sur les fonds marins ?

Mieux caractériser et évaluer les effets de la pêche de fond

Comme toute industrie extractive, la pêche n’est pas sans conséquence sur le milieu marin. Si l’on sait depuis longtemps que l’utilisation des engins traînants (chaluts de fond, à perche, senne démersale, dragues) a des impacts sur les fonds marins et les espèces qui y vivent, la science a beaucoup progressé ces quinze dernières années pour les caractériser. Il existe aujourd’hui différents outils pour les qualifier, les quantifier et les comparer afin d’estimer les risques pour les écosystèmes marins, en appui aux décisions de politiques publiques.

Au fil de l’amélioration des connaissances, a émergé et s’est amplifiée une prise de conscience sociétale du nécessaire encadrement de ces pratiques pour préserver les écosystèmes. Un enjeu que portent plusieurs politiques intégrées ou directives européennes (politique commune de la pêche, directive cadre stratégie sur le milieu marin (DCSMM), directive Habitats…) et dispositifs réglementaires spécifiques de zone ou de type de pêche.

Concernant l'impact sur les fonds marins, la question de la mesure et de la quantification des impacts des engins de fond est devenue centrale aujourd’hui, du fait des enjeux liés à la localisation et au niveau de protection des aires marines protégées.

Un outil de référence pour évaluer les impacts des engins de pêche sur les fonds marins

Tout engin de pêche traîné ou posé sur le fond (chalut de fond ou à perche, drague, filet, casier ou nasse…) y laisse des traces plus ou moins importantes.

Pour évaluer ces impacts, les scientifiques de l’Ifremer ont mis au point une « matrice », un tableau qui indique l’amplitude moyenne (nulle, faible, modérée, forte) de chaque type de pression (abrasion (sidenote: Abrasion Si l’engin « frotte » le substrat, l’abrasion est considérée comme « superficielle » (bleu clair) et affecte à son passage les espèces qui vivent sur la surface du fond. Si l’engin pénètre dans le substrat meuble, on parle alors d’abrasion « peu profonde » (s’il s’enfonce de moins de 5 cm - bleu moyen) et « profonde » s’il pénètre au-delà de 5 cm (bleu foncé). Dans les 2 cas, une pression est exercée sur les espèces qui y vivent et provoque un décapage des substrats durs. ) , remaniement des fonds (sidenote: Remaniement Déplacement et réarrangement du substrat sans perte de matière ) , charge en particules (sidenote: Charge en particules Augmentation de la charge en sédiments ou en matière organique de l’eau provoquant une modification de sa clarté ou un colmatage des organismes filtreurs d’une durée inférieure à 1 an. ) …) d’un engin selon la nature des fonds. Cette grille de lecture a été construite à partir de connaissances tirées de la bibliographie et d’observations en conditions réelles menées à fine échelle.

Les chaluts de fond à panneaux (à gréement lourd) et à perche apparaissent sur cette matrice comme les engins les plus impactants sur le fond.

Certaines parties de leur gréement génèrent des impacts de différentes natures et amplitudes selon la nature du sol. Leur « bourrelet », cette structure lourde dont la largeur peut atteindre entre 10m et 35m qui permet de maintenir le chalut en contact avec le fond, exerce une pression moyenne équivalente à celle d’un groupe de personnes traînant leurs pieds sur le fond. Elle provoque une abrasion assez superficielle des sols rocheux. Dans les fonds sableux, cette abrasion reste inférieure à 5 cm, alors qu’elle s’avère beaucoup plus profonde (au-delà de 5 cm) dans les sédiments vaseux.

« L’abrasion causée par la pression des bourrelets sur le fond peut sembler faible à première vue mais elle suffit à causer des dommages aux habitats et aux espèces benthiques, plus encore si le passage des engins est fréquent », explique Benoît Vincent, ingénieur en technologie des pêches à l’Ifremer. Les panneaux des chaluts de fond, quant à eux, exercent une pression sur le sol jusqu’à 50 fois plus forte que celle des bourrelets ».

L’interaction des panneaux avec le fond et dans une moindre mesure celle du bourrelet, provoquent le remaniement des sédiments et notamment des plus meubles. Ces derniers sont alors déplacés à l’avant et sur les côtés, modifiant ainsi la morphologie des fonds. Les traces laissées par l’engin peuvent rester visibles plus ou moins longtemps : de l’ordre de quelques jours dans les zones fortement brassées par les marées et les courants jusqu’à plusieurs mois sur les zones plus calmes notamment dans les zones profondes.

Les sédiments peuvent aussi être remis en suspension dans l’eau au passage de l’engin de manière plus ou moins importante selon la nature du sol et de l’engin. « Exercer des pressions trop fortes sur le fond n’est pas avantageux pour les pêcheurs, précise Benoît Vincent. Un engin qui s’enfonce trop profondément dans le sol génère une surconsommation de carburant, et peut aussi déstabiliser voire mettre en danger leur navire. Ils ont tout intérêt à les limiter au maximum et à trouver le bon compromis entre un taux de capture et une consommation de carburant viables pour leur activité. »

Cette matrice constitue aujourd’hui l’une des pièces-clés de la méthode d’évaluation des risques de dégradation écologique des habitats naturels par les activités de pêche maritime sur les sites Natura 2000 à l’échelle nationale. En croisant la matrice Ifremer avec les matrices de "sensibilité des habitats benthiques aux pressions physiques" produites par l'Unité mixte de service Patrimoine naturel (UMS PatriNat), cette méthode permet d’identifier dans quelle mesure ces activités interfèrent avec les objectifs de conservation et de prioriser les actions qui doivent être engagées le cas échéant.

Des impacts sur le fond mais aussi sur les espèces qui y vivent

Algues, herbiers, coraux, oursins, vers marins…  Toutes ces espèces qui peuplent les fonds marins sont susceptibles d’être perturbées par le passage d’engins de pêche traînants. Les scientifiques s’y intéressent plus particulièrement pour évaluer les impacts de la pêche sur les habitats marins. Parce qu’ils connaissent leurs caractéristiques biologiques (taille, forme, longévité, fragilité, mobilité), leur mode de vie ou encore leur rôle dans les écosystèmes, ils sont en mesure de déterminer leur sensibilité, leur résistance et leur résilience.

Des espèces plus ou moins sensibles selon leur nature…

La pêche de fond a des effets directs sur ces espèces benthiques et leurs habitats. Le passage d’un engin est susceptible de les arracher — pour celles qui sont fixées sur le fond —, les briser, les écraser, les enfouir ou les remonter à la surface dans les filets. Le déplacement des sédiments (remaniement) modifie également leur habitat voire même la morphologie des fonds si les surfaces altérées sont grandes et fréquemment balayées. Les particules de sédiment remises en suspension peuvent, quant à elles, gêner la respiration et l’alimentation de certaines espèces.

Par le passé, les habitats vulnérables comme les récifs coralliens et les herbiers ont souffert de la pêche aux engins traînants. La réglementation évolue et une partie de ces zones est aujourd’hui interdite à ce type de pêche. Si un seul passage de chalut peut modifier profondément et durablement ces habitats vulnérables, d’autres habitats se montrent moins sensibles, par exemple ceux soumis naturellement à des perturbations naturelles fortes liées aux tempêtes, aux courants ou aux marées, et supportent un plus grand nombre ou une plus grande fréquence de passages.

…mais aussi en fonction de la fréquence de passage des engins traînants

Grâce au système de géolocalisation par satellite (VMS) apparu dans les années 2000 et dont les navires de pêche professionnelle de plus de 12 m, sous pavillon de l'Union européenne, doivent être équipés depuis 2012, les scientifiques sont en mesure de calculer plus précisément l’intensité et l’étendue de la pression exercée par la pêche de fond.

« En moyenne, les fonds marins de France métropolitaine sont soumis au chalutage entre une à cinq fois par an, explique Pascal Laffargue, chercheur en écologie marine à l’Ifremer. Certaines zones, comme la grande vasière du golfe de Gascogne où se concentre la pêche à la langoustine, affichent néanmoins plusieurs dizaines de passages par an, tandis que d’autres sont balayées moins d’une fois par an ».

La communauté scientifique se mobilise depuis quelques années pour définir les meilleurs indicateurs et méthodes pour évaluer les effets de la pêche de fond sur les habitats et estimer des seuils d’impacts « acceptables ». Ces mêmes indicateurs doivent permettre d’évaluer l’efficacité de mesures de gestion pour conserver le fonctionnement des écosystèmes benthiques. Des scientifiques de l’Ifremer contribuent à ces travaux en France, en Europe et ailleurs dans le monde.

« Toute la difficulté est de parvenir à trouver le bon compromis entre une activité de pêche viable et des écosystèmes en bonne santé, résume Pascal Laffargue. Nous disposons aujourd’hui d’indicateurs pour mesurer l’intensité de pêche de fond et estimer ses impacts sur les écosystèmes. Nous savons quelles espèces en pâtissent suivant les zones. En revanche, nous ne sommes pas encore capables de mesurer les conséquences en cascade de leur disparition. Au-delà de leur valeur patrimoniale, la disparition des pennatules, des espèces remarquables de la grande vasière du golfe de Gascogne, modifierait-elle le fonctionnement de l’écosystème ? Nous ne le savons pas. Évaluer le risque de la perte d’une espèce ou d’un habitat exige que nous progressions dans notre compréhension des relations entre les espèces et de leur rôle précis dans l’écosystème. Sans quoi il est difficile de savoir si l’éventuel compromis trouvé sera le bon. Cependant l’absence de certitude scientifique ne doit pas conduire à une absence de protection. L’approche de précaution doit s’appliquer pour protéger des espèces ou habitats sensibles subissant des dégradations significatives. »