La Manche : une mer sous pression
Aujourd’hui, la façade maritime française de la Manche - Mer du Nord compte 75 aires marines protégées (AMP) qui couvrent 38,19 % de sa superficie soit 10 926 km2. Pour l’heure, le cadre réglementaire de ces AMP n’exclut pas les activités humaines, dont la pêche, dans ces zones. Des interdictions spécifiques existent néanmoins dans certains sites Natura 2000, par exemple dans des (sidenote: Nourricerie Zone où se regroupent les alevins et jeunes poissons, par exemple, pour s'y nourrir et poursuivre leur développement. ) . Sauf dérogation, le chalutage est également spécifiquement interdit dans la zone côtière en-deçà des 3 milles nautiques.
Mais qu’en sera-t-il demain si le degré de protection des AMP est pour partie renforcé ? Face à cette éventualité, les professionnels de la pêche cherchent aujourd’hui à qualifier et quantifier les impacts de leurs engins sur les écosystèmes afin de savoir comment les limiter de manière efficace tout en maintenant une économie viable. Des acteurs de la pêche de Normandie (le Comité Régional des Pêches Maritimes et des Élevages Marins de Normandie et l’Organisation des pêcheurs normands) et des Hauts-de-France (FROM Nord) ont initié en 2022 une étude baptisée « Impact des engins de Pêche sur les fonds marins et la Résilience Écologique du Milieu » (IPREM) co-portée par l’Ifremer et l’Université de Caen.
68 % des fonds marins de la Manche sont balayés par des engins de pêche
D’après cette étude, entre 2013 et 2018, 68 % de la superficie de la Manche a été balayée chaque année par des engins de pêche traînants de fond (dragues, chaluts, sennes démersales). Toutes les zones de la Manche ne sont néanmoins pas exploitées avec la même intensité : 90 % de l’effort de pêche se concentre sur 41% de sa surface totale.
« Nous estimons que 24 % de la superficie de la Manche a subi une pression de pêche très élevée entre 2013 et 2018, équivalente à une moyenne de 5 passages d’un engin de fond par an et par zone d’environ 5 km sur 5 km. Au sein de chaque zone, certains endroits ont probablement été balayés 10 fois et d’autres 2 fois. Les zones les plus visitées sont constituées de sédiments grossiers et exploitées pour leurs coquilles Saint-Jacques et pétoncles, raies et requins, merlans et autres gadidés, seiches et calmars..., détaille Joël Vigneau, chercheur en halieutique à l’Ifremer, membre du comité scientifique du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM/ICES) et co-auteur de l’étude IPREM.
Sur la même période, 16 % de la surface totale de la Manche est en revanche considérée comme en état de référence (moins de 0,1 passage par an), c’est-à-dire très peu impactée par les engins de fond.
Des communautés benthiques résistantes à la pêche
Oursins, ophiures, petits crabes et crustacés, étoiles de mer, vers tubicoles nichés dans le sédiment… Ces espèces qui composent les communautés benthiques de la Manche semblent être relativement résistantes à la pêche. « La résistance des communautés benthiques à la pêche n’est pas observée directement. Elle est déduite de leur stabilité dans le temps face aux différentes perturbations, explique Joël Vigneau. Si ces communautés avaient été fortement modifiées sur les 10 années étudiées, nous aurions assisté à un changement des espèces de poissons débarqués puisque la plupart s’en nourrit. Ce qui n’est pas le cas : le système reste équilibré et relativement productif mais à un niveau bas comparé aux volumes pêchés en Manche il y a encore 30 ou 50 ans ».
Comment expliquer ce constat ? « Les communautés présentes aujourd’hui sur les fonds marins de la Manche sont celles qui ont pu s’adapter ou résister à la pression de pêche appliquée depuis des dizaines d’années. Les conditions environnementales ont aussi participé à la sélection naturelle de ces espèces capables de résister aux marées les plus importantes et aux courants parmi les plus forts de France, voire d’Europe », explique Joël Vigneau.
Ces espèces ont pour la plupart un cycle de vie court et ont donc plus de chance de se reproduire au moins une fois avant un nouvel épisode de pêche.
Pour autant, il reste difficile de démêler les effets des perturbations naturelles des effets anthropiques et de quantifier les potentiels effets positifs d’une réduction de la pression de pêche sur ces communautés. « Pour déterminer l’impact spécifique de la pêche sur ces communautés, il nous faudrait connaître, pour chaque habitat, leur état de référence à partir d'analyse des espèces présentes soumises à différentes pressions de pêche. Sans ces informations, il est impossible d’établir les seuils au-delà desquels la pression de pêche conduit à la disparition des communautés d’origine ».
Mieux estimer la résistance et la résilience des communautés benthiques
Depuis les années 2000, les gestionnaires de la pêche à la coquille Saint-Jacques ont défini et mis en œuvre progressivement une série de règles de plus en plus contraignantes pour diminuer leur effort de pêche : la mise en place de dates et d’horaires de pêche, l’amélioration de la sélectivité des engins avec l’utilisation d’anneaux de drague plus grands — ne prélevant pas les petites coquilles —, ou encore la mise en place en baie de Seine de zones de jachère. Résultat : depuis 2016, les populations de coquilles se portent de mieux en mieux et battent des records d’abondance. Au-delà de ces effets positifs sur les populations de coquilles, des scientifiques de l’Ifremer s’interrogent : quels sont les effets de ces mesures sur les écosystèmes benthiques ? Permettent-elles aussi d’augmenter la diversité et l’abondance des autres espèces ?
« Nous dessinons actuellement avec les partenaires de l’étude IPREM, les contours d’un nouveau projet pour quantifier précisément les effets sur les écosystèmes benthiques de la réduction de l’effort de pêche aux engins traînants et de la mise en place de jachères. Nous pourrons ainsi évaluer la résilience du milieu et mieux prédire les trajectoires de rétablissement de ces zones, annonce Joël Vigneau. A terme, nous voulons savoir si l’amélioration de l’état de santé des fonds marins procurée est bien associée à une augmentation des populations de poissons dans la Manche ».
Ce premier cas d’étude apportera de premières connaissances essentielles pour statuer sur la réversibilité de l'impact des engins traînants dans les eaux européennes et pour fixer des seuils de pression spécifiques aux habitats afin de rétablir ou de maintenir un fonctionnement approprié de l'écosystème benthique, de stopper l'érosion de la biodiversité et de développer une pêche réellement durable.